J'ai finalement eu le courage et le temps de me mettre à rédiger cette fastidieuse réponse xD.
Abordons donc cette notion plutôt étrange au premier abord, de la vérité comme mensonge efficace. Et il est besoin de préciser que le mensonge, au contraire de l'erreur, suppose une intention de tromperie (tandis que l'erreur est involontaire) - mais dans le cas de la vérité, ce n'est pas une volonté de tromperie consciente, elle est infra-consciente ; de plus elle est moins volonté de tromperie de désir d'être trompé - nécessité de l'erreur comme condition de la vie, spécifiquement de la vie humaine.
La distinction entre mensonge et erreur finit par avoir, dans le texte qui va suivre, peu d'importance, mais il était important de faire cette spécification.
Pour répondre au deuxième point soulevé, le mensonge suppose moins l'existence de la vérité qu'une inadéquation entre le perçu, le vécu, et le discours. Un mensonge ne suppose que l'intention de tromper vis à vis de ce que l'on croit être juste, pas vis à vis de ce qui est vrai. Imaginons que je suis persuadé d'avoir vu un ami tromper sa petite-amie, alors qu'il n'en est rien. Quand la petite amie en question me demandera si son ami est fidèle : Je lui mentirais en répondant oui, alors que c'est bel et bien vrai (son ami est fidèle, c'est moi qui me suis mépris).
Le but de cet exemple étant d'établir assez clairement que l'existence du mensonge ne dépend pas de l'existence de la vérité (et si elle existait, de son inadéquation ou son adéquation avec elle) mais simplement de l'intention de tromper. Tout comme l'erreur n'est pas une démonstration négative de la vérité, mais simplement une inadéquation entre le réel et sa réappropriation dans un discours.
Enfin, pour développer bien plus efficacement que je ne saurais le faire le concept de mensonge efficace ou d'erreur efficace, voici un extrait du livre La philosophie de l'esprit libre - Introduction à Nietzsche, de Patrick Wotling. Extrait de La vérité, pages 40 à 44 (les précisions entre parenthèses sont mes ajouts, pour faciliter légèrement la compréhension) :
« Si la réalité est interprétation, et comme telle, toujours erreur et illusion, la philosophie aboutit-elle à une situation d'indifférenciation (toutes les positions et toutes les doctrines se valent, si plus rien n'est vrai alors plus rien n'est faux non plus), ou faut-il admettre qu'un critère de distinction nouveau, se substituant au critère inadéquat de la vérité, joue au sein de l'univers des interprétations ? Existerait-il alors des différences entre des erreurs que l'on peut mettre en doute, et d'autres qui résistent à cet effort de remise en cause ? Des erreurs réfutables et des erreurs irréfutables, en quelque sorte ? Telle est bien, de fait, la ligne centrale de la réflexion nietzschéenne. L'irrécusable (la vérité, en somme, distinguée par son caractère irréfutable = le vrai est l'évidence, donc l'impossibilité de penser autrement, comme le définit Descartes) peut parfaitement relever aussi de la sphère de l'erreur – mais ce n'est pas une erreur comme les autres. L'irréfutabilité désigne les interdits imposés par une exigence interprétative enracinée dans les valeurs spécifiques d'une culture, exigence interprétative devenue condition même de la poursuite de la vie pour les vivants dont elle organise l'existence (ce qui explique pourquoi 1 – nous sommes si attachés à l'idée de vérité, 2 – pourquoi nous défendons nos vérités avec une ardeur toute passionnelle). Elle est donc inévitablement le résultat d'une longue fréquentation, d'une pratique et d'une habitude exercées sur une très longue durée : la vérité n'est jamais jeune. A cela s'ajoute ce second trait, amplement souligné par Nietzsche, que si le vrai est de l'interprétation, donc de l'illusoire et de l'erroné, le fait qu'il possède pour lui une longue durée indique que l'on a affaire non pas à n'importe quel type d'illusion, mais à de l'illusion efficace, de l'erreur qui a fait ses preuves, et a montré expérimentalement sa viabilité pour l'organisation de l'existence d'une communauté. Rien de plus limité donc que notre perception de la vérité :
« N.B. La première limite de tout « sens de la vérité » est – aussi pour toutes les créatures animées inférieures – : ce qui ne sert pas à leur conservation ne les concerne pas. La seconde : la façon qui leur est la plus utile de considérer une chose a la priorité, mais c'est seulement peu à peu , par voie d'hérédité, qu'elle s'incorpore à leur nature. A cela l'homme lui-même n'a encore rien changé. » (Fragments Posthumes, X, 26 (58)).
La vérité est du vieux faux, en quelque sorte, vieux c'est à dire qui a survécu à la diversité des expériences rencontrées, auquel nous sommes désormais habitués, qui ne nous étonnes plus – d'où la difficulté de l'interroger. Nietzsche insiste souvent sur la vieillesse comme détermination essentielle du « vrai » (…).
De ces vieilles erreurs qui ont préservé une forme de vie, et que nous sommes contraint d'éprouver comme des vérités, au point de prétendre construire avec confiance une science les prenant pour objet, Nietzsche donne de très nombreux exemples. Tel est le cas notamment de l'idée de causalité, qui obéit très précisément à la logique de l'incorporation que nous avons évoquée :
« N.B. Les « vérités » à priori les mieux crues sont pour moi – des hypothèses jusqu'à plus ample informé par ex. La loi de la causalité, des habitudes très bien exercées de la croyance, tellement passées dans le sang que n'y plus croire signifierait l'effondrement de la race. Mais sont-ce pour autant des vérités ? Quelle conclusion ! Comme si le fait que l'homme subsiste prouvait la vérité ! » (FP, X, 26 (12)).
Plus fondamentalement, ce sont les concepts en fonction desquels nous structurons notre interprétation du réel qui tombent sous le coup de la même accusation, à commencer par l'idée de chose, la croyance au fait que la réalité est un univers d'objets stables, existant durablement et par eux-mêmes, ou encore l'idée de permanence, l'idée de durée – autant d'erreurs devenues pour nous des vérités, comme l'indique un autre texte posthume :
« Il serait en soi possible que la conservation du vivant rendre nécessaires justement des erreurs fondamentales et non pas des « vérités fondamentales ». On pourrait par exemple imaginer une forme d'existence dans laquelle la connaissance même serait impossible, parce qu'il y a contradiction entre une fluidité absolue et la connaissance : dans un monde ainsi fait une créature vivante devrait d'abord croire aux choses, à leur durée, etc ., pour pouvoir exister : l'erreur serait sa condition d'existence. Peut-être en va-t-il ainsi. » (FP, X, 26 (58)).
Cette découverte permet enfin de revenir sur la question du dualisme, lui aussi structurant, nous l'avons aperçu, pour notre interprétation, et constituant, pour le type d'homme que nous incarnons, la possibilité de vie que nous représentons, la culture que nous exprimons, une valeur, donc une nécessité dans l'organisation de notre existence mais non pas dans toute culture ni toute forme de vie : le dionysiaque, par exemple, n'obéit pas à cette logique de la partition dualiste. Comprendre la réalité en fonction d'opposition contradictoire (Le bien/le mal, le bon/le mauvais, la santé/la maladie, le vrai/le faux, etc.) relève de préférences axiologiques (préférence pour certaines valeurs, en l'occurrence la valeur dualiste), non d'un savoir objectif, ce qui implique que c'est une logique de composition interne à la vie des valeurs qui définit la vérité, et non pas une différence d'essence par rapport à l'erreur :
« La vérité ne signifie pas le contraire de l'erreur, mais la position de certaines erreurs relativement à d'autres erreurs, le fait par exemple qu'elles sont plus anciennes ou plus invétérées, ou que nous ne savons pas vivre sans elles, etc. » (FP, XI, 34 (247)).
Loin de constituer la norme de toute pensée, ce qui représentait pourtant le présupposé fondamental de la philosophie jusqu'à présent, la vérité désigne en fait un régime particulier d'interprétation ; ce qui revient à dire qu'elle se révèle une forme particulière de volonté de puissance, ainsi que le souligne un posthume qui condense l'ensemble des conclusions auxquels parvient l'enquête nietzschéenne :
« C'est au service de la volonté de puissance que la volonté de vérité se développe : plus exactement, sa tâche propre est d'être un auxiliaire de la victoire et de la durée grâce à un type déterminé de non-vérité, et constitue à faire d'un ensemble d’erreurs structuré le fondement de la conservation d'un type déterminé d'être vivants. » (FP XI, 43 (1)).
Mais à ce titre se confirme du même coup que dans son rapport à la réalité, l'homme est constamment guidé par un instinct artiste, aussi inventif qu'inconscient : créer des formes nouvelles, poser des rapports et des liaisons, c'est avant tout à cela que revient le fait d'établir des vérités. Fixer des relations fondamentales entre séquences de réalité, transformer les processus pulsionnels qui en sont le tissu en « choses », inventer pour cela de l’identique, de la durée, de l'essence, de l'opposition absolue – en d'autres termes interpréter, c'est à dire déformer, en s'imposant toutefois pour cela de respecter la rigueur implacable d'une règle, telle est l'opération que recouvre la position, ou la disposition, relative de certaines erreurs, dont parle Nietzsche. La vérité est art, et non spéculation, mais un art qui possède la particularité de se nier comme tel ! Un art qui ne se veut pas art, et résiste opiniâtrement à se donner pour se qu'il est. Il y a bien dans la vérité quelque chose comme une négation interne, une sorte de contradiction, ou de haine de soi – un effort obstiné pour nier la réalité en tant que jeu d'illusion, et c'est pourquoi la position de la vérité comme valeur conduit inéluctablement à terme, selon Nietzsche, à son auto-suppression, en plongeant le type d'homme qui en fait son objet de vénération dans le nihilisme. »