Les passages forts

J'ai peur.

J'ai froid aussi.

Quelqu'un.
Je voudrais quelqu'un.
Quelqu'un pour me prendre dans ses bras.
Pour me réchauffer.
Pour me délivrer de la peur qui ronge mon ventre.
Quelqu'un pour boucher les trous dans ma tête. Tous ces trous qui volent mes souvenirs et me laissent toute nue dedans moi.
Quelqu'un pour me murmurer que ce n'est pas grave si je ne sais plus qui je suis et ce que je fais là.
Quelqu'un pour me dire qu'il m'aime.
Quelqu'un.
Je voudrais quelqu'un.

Moi, j'ai juste envie d'appeler maman.
Je me retiens.
Ca ne veut rien dire "maman".

J'atteins le portail du collège lorsqu'une voix s'élève dans mon dos.
- Camille !
Je me retourne.
Salim court vers moi. Ses tresses voltigent autour de son visage et son sourire est comme un rayon de soleil inattendu.
Inespéré.
- Camille !
Il s'arrête près de moi. Hésite un bref instant. Se lance.
- Je... je... tu veux bien qu'on fasse un bout de chemin ensemble ?
Il se tait et m'observe comme si le sort de l'univers dépendait de ma réponse.
- Un bout de chemin ensemble ?
- Euh... oui.

Je m'appelle Camille, j'ai dix ans, cinq mois, une poignée de jours et, je m'en rends compte tout à coup, une vie entière qui attend avec impatience que je me décide à la regarder en face.

- D'accord.

"ça ne veut rien dire maman"

Nous quittons le bureau de Vieux Tas d'Os.
Long couloir au bout duquel m'attend une porte vitrée que traversent les rayons d'un soleil inconnu.
Sombre soleil.
Je marche entre mes nouveaux parents.
La main de M. Duciel se balance à mille kilomètres de la mienne et, parfois, frôle mon épaule. Elle ne sait pas qu'elle pourrait m'aider à marcher. A tenir droite. Elle se contente de se balancer. Épaisse et égoïste. Vide.
Mme Duciel, elle, n'a pas de main.
Pas de main, pas de coeur.
A m'offrir.
Je marche, j'ai les yeux qui piquent mais je ne pleure pas. Parce que je suis sage. Peut-être aussi parce que mes larmes sont tombées dans les trous de ma tête.
- Tiens-toi droite.
Serpent Glacé a sifflé son ordre sans me regarder. Ordre venin. Je redresse les épaules tandis qu'à côté de moi M. Duciel redresse les siennes.
Le couloir est infini et pourtant nous en atteignons la fin.
Cinquante pas pour eux. Cent pour moi.
M. Duciel pose sa grosse main indifférente sur la poignée et, soudain, je ne suis plus perdue. Je sais ce que je vais découvrir de l'autre côté.
Une prairie descendant en pente douce vers les boucles amies d'une rivière calme, un ciel promesse caressant le sommet des montagnes lointaines, des oiseaux rayant l'azur de leurs ailes colorées, des arbres, des fleurs et des papillons, le soleil, une multitude d'odeurs enivrantes...
Je me baisserai pour cueillir un brin de menthe poivrée et je descendrai en courant vers la maison nichée contre le gros rocher arrondi qui ressemble à une tête rigolote. La porte s'ouvrira et...
La porte s'ouvre.
Un monde inconnu me saute à la gorge, déchiquette mon rêve et, sans que je puisse résister, entreprend de m'étouffer.
Tout est bruyant. Sale. Puant. Sombre.
Effrayant.
Dans un fracas terrible que je suis la seule à entendre, les trous dans ma tête se rejoignent pour former un seul et unique gouffre.
Dans lequel je bascule.

J'ai peur.
J'ai froid aussi.
Je suis seule.

Je suis seule.
Peut-être pour toujours.

Aujourd'hui c'est mon anniversaire
J'ai huit ans.
Tout le monde s'en fiche sauf moi mais cela n'a pas d'importance.
J'ai décidé d'apprendre le latin

Je nage dans les chiffres, jongle avec les formules et les calculs, joue avec les nombres et les courbes. Plaisir. Intense et vertigineux.
La sonnerie me tire de mon extase mathématique.
Les regards des élèves sont braqués sur moi. Oscillant entre surprise, admiration et rejet, ils me signifient que je n'appartiens plus vraiment à la classe. Le premier jour de l'année !
Le regard du prof est encore plus éloquent. Enthousiaste au début de notre joute, il est maintenant franchement irrité et je comprends que, sans l'avoir voulu, je me suis fait un ennemi.
- Ceci n'était qu'un jeu, se croit-il obligé de déclarer. Le véritable travail commence demain.
Il désigne la porte d'un mouvement dédaigneux et nous nous ruons à l'extérieur.
Une fois n'est pas coutume, je suis la première à sortir.
J'ai hâte de fuit cet endroit, fuir les murmures qui s'élèvent sur mon passage, fuir les yeux plantés dans mon dos, fuir les commentaires réducteurs.
Fuir.
Retrouver le calme et la solitude de ma bibliothèque.
Continuer à apprendre et apprendre à me taire.

-Tes yeux, c'est des vrais ?
-Euh...oui
-Wouah !

Moi, j'ai juste envie d'appeler maman.
Je me retiens.
Ca ne veut rien dire "maman".

Moi, j'ai juste envie d'appeler maman.
Je me retiens.
Ca ne veut rien dire "maman".