Pages 142, 143, 144 Ils traversèrent un bois de bouleaux dont l'écorce blanche accrochait les rayons de lune, longèrent un étang à la surface étale où des centaines de grenouilles se donnaient la réplique en coassant, puis débouchèrent sur une prairie qui descendait en pente douce vers un ruisseau et l'orée d'une nouvelle forêt.
Les vestiges d'une dizaine de chariots se dressaient là, affaissés sur leurs essieux brisés, leurs timons pointant vers le ciel comme autant de malédictions muettes. Des haillons de toile pendaient aux arceaux, se balançant doucement dans la brise nocturne, parant la scène d'une touche de désespoir lugubre.
Sayanel Lyyant arrêta sa monture.
-Va, dit-il, je t'attends ici.
Ellana se glissa à terre et, avec lenteur, s'approcha des débris de la caravane.
Sans qu'elle sût pourquoi, son coeur battait à grands coups douloureux. Sa respiration se fit sifflante et, soudain, elle se figea.
Ferma les yeux pour contenir les images qui, prisonnières jusqu'alors de sa mémoire, tentaient maintenant de jaillir vers sa conscience.
Ces images que pendant tant d'années elle avait recherchées et qui aujourd'hui l'effrayaient. Non. Qui la terrifiaient.
Elle regrettait d'être venue.
Elle ne désirait plus savoir.
Elle voulait repartir.
Elle se remit en marche.
Elle passa sa main sur le bois rongé par les intempéries du premier chariot. Son regard se perdit dans les hautes herbes, cherchant un improbable indice de présence humaine. Elle ne découvrit rien. Trop de temps s'était écoulé.
Elle avança encore, longeant les carcasses des chariots et les misérables restes qu'ils contenaient, débris de caisses, outils brisés, un pot de terre miraculeusement intact...
Elle s'immobilisa.
Sur un plancher ravagé, une trappe béante retenue par son ultime charnière hurlait vers elle un appel silencieux.
Ellana se hissa sur le chariot et , en bloquant son souffle, s'approcha de la trappe. Elle s'ouvrait sur un compartiment tout en longueur, juste assez grand pour contenir un enfant.
Une petite fille.
Avec de longs cheveux et des yeux noirs emplis de terreur.
-Je ne reviendrais peut-être jamais ma princesse.
-Elle est nulle cette réponse. Donne-moi celle du poète.
Isaya se pencha pour la lui murmurer à l'oreille.
-Je serai toujours avec toi. Où que tu te trouves, quoi que tu fasses, je serai là. Toujours.
-Dans mon coeur?
-Oui.Ellana enfouit son visage entre ses mains, puis un cri rauque jaillit de sa poitrine. Un cri qui se transforma en hurlement.
-Maman!
Elle se laissa tomber à terre, se roula en boule, voulut disparaître.
Mourir.
Elle ne parvint qu'à pleurer.
-Maman...
Assis dans l'herbe, le menton posé sur ses genoux, Sayanel Lyyant attendait.
Pages 191 et 201, 202, 203 L'inconnu s'était rassis. Le sourire mystérieux qui flottait sur ses lèvres eut le don d'exaspérer Ellana. Elle traversa la salle, se planta devant lui et le défia du regard. Il ne parut pas le moins du monde intimidé et lui renvoya un clin d'oeil complice.
-Je suis désolée d'avoir agi aussi grossièrement. Je voulais vérifier une dernière chose avant de te parler.
Sa voix était chaude et agréable.
-Vérifier quoi?
Ellana restait sur le qui-vive, tentant de comprendre qui était cet homme et ce qu'il lui voulait. Il n'avait l'air ni fou ni dangereux... ce qui n'était pas forcément bon signe.
-Je vais t'expliquer tout ça, mais je préférerais que tu t'assoies. D'accord?
Elle secoua la tête.
-Non pas d'accord. Je ne vous connais pas. Pourquoi m'assiérais-je à votre table?
Le sourire de l'homme s'élargit.
-Il y a deux réponses à cette question, comme à toutes les questions. Celle du savant et celle du poète. Laquelle veux-tu en premier?
Le souffle coupé, Ellana s'assit.
[...]
-Je possède peu d'amis, mais j'ai en eux une confiance absolue. Sayanel Lyyant fait partie de ceux-là.
Jilano Alhuïn s'était exprimée d'une voix tranquille comme s'il poursuivait une conversation engagée depuis longtemps. Ellana interrompit son mouvement.
-Vous connaissez Sayanel?
-Depuis plus de vingts ans. Je l'ai croisé il y a quelques semaines et il m'a parlé de toi avec un tel enthousiasme que je n'ai eu de cesse de découvrir qui tu étais.
-Je...je...
-Il m'a aussi raconté que tu te posais beaucoup de questions et qu'il t'avait offert un indice pour t'aider à trouver des réponses.
Un indice. Ellana se rappelait parfaitement le dernier mot que lui avait confié Sayanel, comme elle se rappelait la sensation intense que ce simple mot avait déclenchée en elle.
Marchombre.
L'impression qu'une porte s'ouvrait sur une voie nouvelle. La voie qu'elle attendait depuis sa naissance.
Impression fugace. Sayanel parti, elle avait cru que la porte s'était refermée.
Il n'en était rien. La porte était restée entrebâillée. Jilano Alhuïn lui offrait-il la possibilité de la franchir? Comme s'il lisait dans ses pensées il hocha la tête.
-Sais-tu ce que sont les marchombres?
-Non.
-Regarde.
Il tira un stylet de sa manche et, de sa pointe acérée, traça quelques mots dans le bois de la table. Elle se pencha pour les déchiffrer.
Élan de vie
Murs oubliés
Libre.Ellana demeura immobile un long moment, son coeur battant à grands coups dans sa poitrine. La porte était béante. Six mots. Six flèches s'étaient fichées en elle comme si...
Elle sursauta lorsque la main de Jilano Alhuïn se posa sur la sienne. Chaude, forte et pourtant aussi légère qu'un rêve.
-Celui qui comprend la poésie des marchombres a accès à leur âme. Et peut à son tour arpenter la voie.